La naissance de la musique baroque en Italie
L’Europe du XVIIe siècle, à la recherche de nouvelles formes d’expression artistique, traverse l’une des périodes les plus inventives de l’histoire de la musique occidentale. La nouvelle musique, qui trouve sa traduction dans la forme « monodie accompagnée », se met au service de la poésie et de l’expression des passions humaines. La musique polyphonique de la Renaissance ne parvient plus à porter la parole de l’homme, désormais au coeur de la société moderne.
Les intellectuels et les musiciens, réunis dans des académies telle la Camerata florentine, entreprennent alors d’étudier le modèle de la tragédie antique, redécouvert par les humanistes de la Renaissance et reconnu pour son pouvoir d’émouvoir et de traduire les passions humaines. Dans l’espoir de trouver les traces de la musique de l’Antiquité grecque, ils tournent leurs regards vers la Méditerranée orientale.
Avec la chute de Byzance en 1453 et l’avancée de l’Empire ottoman en Europe au cours du XVIe siècle, la Méditerranée orientale suscite une nouvelle curiosité. Un grand nombre d’érudits voyageurs et de nobles savants se joignent aux ambassadeurs et aux marchands dans leurs missions en Orient. Les manuscrits orientaux qu’ils rapportent et leurs récits de voyages qui comportent des observations sur la vie et les coutumes des peuples alimentent les recherches des Académiciens et attisent la curiosité des cours européennes.
La présence et la connaissance de la musique orientale en Italie, et plus particulièrement à Venise, dont témoignent le seigneur de Villamont en 1598 et le sieur de Poullet en 1668, sont confirmées par de nombreuses sources. Les marchands orientaux, installés au Fontego dei Turchi à Venise, font entendre leurs musiques et contribuent au commerce d’instruments. Ambassadeur vénitien à Istanbul, Giovanni B. Donado revient de sa mission avec des transcriptions de musique orientale. Pietro della Valle et le Comte Luigi F. Marsigli feront de même, décrivant instruments de musique, cérémonies des derviches, fêtes populaires. Marins et marchands voyagent avec les chants d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Compositeurs italiens
Les traces musicales de ces contacts entre l’Orient et la musique baroque naissante sont présentes dans les oeuvres de nombreux compositeurs italiens. Créée au palais Pitti en 1615, Il Ballo di Donne Turche de M. da Gagliano est l’une des premières Turqueries. Les compositeurs C. Monteverdi, L. Rossi et A. Perti suivent cette mode.
Au cours du XVIIIe siècle, les publications de F. Buonanni (Gabinetto Armonico, 1723, Rome) et G. Toderini (Letteratura Turchescha, 1787, Venise) prennent un caractère encyclopédique et sont accompagnées d’une riche iconographie. Charles Fonton, de l’Ecole des langues orientales, est le premier à publier, en 1751, un « Essai sur la musique orientale comparée à la musique européenne ou l’on tache de donner une idée générale de la musique des peuples de l’Orient, de leur goût particulier, de leurs règles dans le chant, et la combinaison de tons, avec une notion abrégée de leurs principaux Instruments ».
Le commerce des esclaves orientaux et occidentaux autour de la Méditerranée joue aussi un rôle dans les échanges entre cultures. Ainsi au XVIIe siècle, Albert Bobowski, érudit musicien polonais, devient esclave des sultans ottomans. Converti à l’islam sous le nom d’Ali Oufki, il sert la musique du sérail pendant de nombreuses années. Dans ses mémoires, il mentionne la présence à la cour du sultan d’un esclave génois, employé comme maître de musique. A. Oufki est l’auteur de deux manuscrits de musique orientale transcrite en notation européenne, dont l’un est emporté en France par Antoine Galland. Dans celui-ci, on trouve des extraits du poème épique de la Renaissance, Gerusalemme liberata de T. Tasso, copiés de la main d’A. Oufki, au côté de pièces de musique orientales et européennes. A la même époque, la mise en musique par C. Monteverdi, pour le Carnaval de Venise 1624, des mêmes extraits de ce poème qui décrit la guerre et l’amour entre un chevalier chrétien et une jeune musulmane, est une coïncidence qui nous interroge sur la circulation des courants artistiques et musicaux autour de la Méditerranée au XVIIe siècle.
La musique italienne, qui puise ses sources dans les chants populaires et les rythmes de danse, s’enrichit au XVIIe siècle d’un nouveau style déclamatoire. Son accompagnement instrumental virtuose est essentiellement de tradition orale. Ce style baroque naissant, qui fait appel à toutes les formes artistiques avec invention et ouverture, constitue ainsi un terrain très favorable aux influences musicales venant de la Méditerranée. Le rôle de Venise, porte de l’Orient, est décisif dans l’émergence de cette nouvelle musique que l’Occident va désormais adopter.
Par Chimène Seymen
Source: Institut du Monde Arabe