Quand les femmes s’approprient les sources
«Quand on m’a proposé d’intervenir à cette conférence avec cet intitulé fort intéressant : « Quand les femmes s’approprient les sources », je ne sais pas pourquoi j’ai tout de suite pensé au célèbre titre d’Alain Peyrefitte « Quand la Chine s’éveillera le monde tremblera » et de là à la suite qu’on pourrait donner à cette phrase qui m’a semblé inachevée… Oui, que se passera-t-il donc quand les femmes s’approprieront les sources ? C’est le monde entier qui tremblera ou les hommes qui trembleront ? Ou bien les deux puisque ce monde est régit par un rapport de force éminemment masculin et qu’il reste soumis, depuis la nuit des temps, à un ordre sexiste, qui, qu’on le veuille ou pas transcende toutes les civilisations, les cultures et les classes sociales… Cette culture de discrimination qui semble donc être inhérente à l’histoire de l’humanité, est dit-on, depuis les origines, confortée, fomentée, voire justifiée par des traditions religieuses toutes tendances confondues.
En effet, le contentieux entre les femmes et les religions en général semble être bien lourd et il sera bien difficile à quiconque de le nier ! Mais si ceci a été prouvé par l’histoire, si les systèmes religieux sont souvent si ce n’est toujours, sources d’oppression des femmes, qu’en est-il aujourd’hui du monde moderne, de celui qui s’est libéré ou qui se veut libéré de toute référence religieuse ? L’oppression des femmes y aurait-elle totalement disparue ? A-t-il vraiment résolu le problème de l’égalité femmes- hommes ? Les femmes ont-elles eues finalement tous leurs droits ? Sont-elles parvenues à cet idéal de l’émancipation tant espéré et tant attendu ?
Vous me permettrez d’en douter et quiconque observe le monde actuel pourra facilement se rendre compte que la lutte et le combat des femmes pour plus de droits et de justice est un combat qui s’inscrit en récurrence dans son histoire et qu’il a encore un long chemin à parcourir… Même dans les sociétés où la « sortie du religieux » est évidente donc, les manifestations plurielles de cette culture de l’oppression féminine seront là, transversales à toutes les autres formes de domination et d’exploitation : sous forme de politiques professionnelles discriminatoires, de violence physique ou morale chaque jour un plus aggravante, d’une mondialisation économique source d’une précarité sociale plus marquée pour les femmes, sans parler des situations de guerres et de conflits interminables où les femmes restent indéniablement des victimes préférentielles… « Les femmes sont exposées dans la majorité des pays du monde aux violences et à la discrimination » …c’est en résumé ce que rapporte un livre récemment sorti -Mars dernier- en France sous ce titre évocateur : « du livre noir de la condition des femmes ».
Mais est-ce vraiment le religieux, en tant que tel, qui opprime, ou bien une réalité sociale collective qui se réapproprie le religieux et le reformule selon une représentation idéologique qui lui convient pour affirmer ses pouvoirs ? Il est certain que le religieux quand il vient s’inscrire dans un ordre social déjà bien hiérarchisé sexuellement ne peut que se confondre avec cet ordre.
Il est certain aussi que dès le départ l’on semble être confronté à une réelle contradiction… D’une part, toutes les traditions religieuses se présentent comme porteuses d’un message de paix, d’amour et de justice, émanant d’un Dieu qui en créant l’être humain, l’a créé inéluctablement libre et digne. D’autre part, toutes ces traditions religieuses semblent contribuer à une certaine prépondérance de l’homme sur le plan de la réalité sociale et apparaissent comme étant l’un des principaux facteurs de discrimination à l’égard des femmes.
Discriminations religieuses
Cette oppression au nom du religieux semble donc être admise universellement, quoique certains prendront le soin de distinguer, entre les différentes formes de discriminations religieuses… Il y a évidemment celles qui sont « barbares et brutales » « pensons à l’Iran et l’Afghanistan » et celles qui sont « soft et feutrées », pensons au monde judéo-chrétien : Autrement dit, soyons conscients de ne point faire d’amalgame entre une discrimination barbare inhérente à l’islam et celle plus « civilisée » des autres religions…
Permettez-moi ici, de m’insurgez d’abord contre ces différentes « options » de l’oppression des femmes. Il ne peut y avoir de « hiérarchisation » de l’oppression ou de stigmatisation d’un particularisme par rapport à l’autre. Il est vrai que les formes de ségrégation qui existe à travers le monde, y sévissent à des degrés divers, mais cela ne saurait faire valoir une oppression par rapport à une autre du seul fait qu’elle appartienne à une culture donnée…
Et puis en tant que musulmane et croyante je suis convaincue que le message Divin est Un et qu’aucun texte sacré, juif, chrétien ou musulman, ne peut justifier ou cautionner une quelconque injustice. L’essentiel du message transmis par des prophètes comme Moise, Jésus et Mohammed -Que la paix soit sur eux tous- n’est-il pas avant tout un message de libération? Alors opprimer la femme au nom d’un message spirituel c’est non seulement trahir ce message mais c’est aller à l’encontre de ce qu’il y a de plus sacré dans l’histoire de l’humanité à savoir la libération des oppressions…
Il est évident donc que ce sont bien les différentes « institutions religieuses » qui, tout en s’autoproclamant « gardiennes du Sacré », ont profondément perverti le sens et la finalité du message spirituel originel en érigeant tout un système d’exclusion des femmes.
Dans pratiquement toutes les lectures religieuses nous retrouverons des schémas de domination masculine superposables à chacune des traditions monothéistes. Les catégories dépassées par le message divin dans son esprit vont être réinstaurées afin de laisser place à des systèmes de domination politique masculine où les femmes seront écartées, voire exclues au nom du sacré…
Si dans le monde judéo-chrétien la lutte des femmes est bien établie, et un débat critique sur les lectures religieuses à l’origine de l’inégalité hommes -femmes, semble être amorcé, sans complexes, et ce depuis longtemps, en Islam, ce discours peine à prendre forme même si il est en pleine émergence.
Ignorance et marginalisation
En effet, en terre d’islam, les femmes ont été longtemps, et le sont encore actuellement pour certains pans de sociétés musulmanes, maintenues dans un état d’ignorance et de marginalisation tels, que le statut d’infériorité qui leur était dévolu semblait être à leurs yeux à la fois éternel et naturel puisque structurellement liée à leur condition innée de femmes et pire encore décrété par Dieu… Même si en Islam, il n’y a pas et il ne s’aurait y avoir de clergé à proprement dit, il y a eu à travers l’histoire de la civilisation islamique l’instauration tacite d’une institution « savante », essentiellement masculine, qui, du fait du contexte socioculturel, s’est appropriée le droit de légiférer au nom de Dieu. Ceci a été perceptible spécialement autour de deux questions essentielles : la question de la femme en islam et celle du pouvoir politique, deux questions qui à mon humble avis restent étroitement liées…
Le message spirituel de l’islam, qui, d’une certaine façon, a permit une certaine évolution et libération des femmes, par rapport au contexte de l’époque, fut rapidement détourné par les coutumes patriarcales discriminatoires qui ont vite fait de reprendre le dessus et d’orienter le discours religieux vers une restriction des libertés acquises au nom d’une morale religieuse vidée de son âme…
L’esprit de cette dynamique de libération déclenché par la révélation, a donc été véritablement usurpé et l’impulsion qu’a connu le statut de la femme musulmane a été petit à petit minimisée au détriment d’une juridiction qui s’est acharnée à verrouiller toutes les issues laissées entrouvertes par les nouvelles orientations spirituelles. Et durant des siècles on assistera impassiblement à une régression irréversible du statut de la femme en islam qui, bien entendu, va empirer avec le déclin de la civilisation musulmane…
Le choc de la rencontre avec la civilisation occidentale sera encore plus dévastateur pour la situation de la femme puisque cela se fera essentiellement sous couvert d’une « mission civilisatrice » dont la vocation colonialiste a laissé des traumatismes « douloureusement perceptibles » encore de nos jours.
Je crois qu’à ce niveau il faudrait ne jamais oublier que l’un des principaux motifs du refus du monde musulman d’une certaine modernité, et spécialement du rejet d’une émancipation de la femme (parfois par des femmes elles même), est due aux effets sournois d’une colonisation qui a tout fait pour ériger en opposées religion musulmane et modernité occidentale… Le monde musulman en se protégeant contre l’intrus à d’abord emmuré la femme musulmane dans les fins fonds d’une ignorance dont on paye le prix jusqu’à nos jours. Le projet de libération des femmes tel vécu en occident, a longtemps était perçu comme un projet colonialiste auquel il fallait résister, car tout écart pouvait être interprété comme une forme de trahison vis-à-vis de l’identité musulmane.
Cependant, force est de constater que l’évolution de la situation des femmes musulmanes depuis plusieurs décennies maintenant est réellement impressionnante. Nonobstant, la diversité socioculturelle de ces femmes qui loin de former ce bloc monolithique de « femmes victimes de tous les maux » -si apprécié en occident-, il y a actuellement l’émergence d’une véritable conscience féminine musulmane qui dans chaque pays essaie de contester l’ordre social traditionnel sans pour cela sombrer dans le mimétisme du modèle occidental…
Reprendre la parole
La question de la femme dans le monde musulman a toujours occupé le cœur du débat, cependant la nouveauté actuelle c’est qu’au cœur même de ce débat les femmes essayent de reprendre la parole afin de se réapproprier ce qui a toujours été entre les mains des hommes, à savoir, leur destinée.
En effet, aujourd’hui de nombreuses femmes intellectuelles et universitaires, mais aussi femmes du terrain, vivant en terre d’islam mais aussi en occident, grâce à leurs recherches académiques, scientifiques et théologiques, sont en train de remettre en question un grand nombre de préjugés sur cette question.
D’abord, elles dénoncent le double discours prôné par certains représentants de l’islam qui tout en affirmant que l’islam est juste envers les femmes, prônent en pratique l’opposée de ces assertions.
Il y a en effet, un discours théorique sur la femme, très officiel, sans cesse ressassé qui stipule que « l’islam a donné tous ses droits aux femmes, qu’il les a honorées, protégées » Ce discours, toujours sur la défensive, émanant souvent de musulmans, sincères sans aucun doute, est resté très pauvre sur le plan de l’argumentaire et à défaut de convaincre -la réalité des sociétés musulmanes, étant ce qu’elle est, est là pour le démentir- serait plutôt révélateur d’un désarroi profond et manifeste.
Le constat d’un anachronisme patent entre ce discours, et la réalité d’un vécu qui se veut et se dit respectueux des valeurs spirituelles, et où l’on justifie les pires discriminations, est effarant. Des crimes d’honneur, aux mariages forcés, en passant par des juridictions surannées, où l’on maintient les femmes dans une position de mineure à vie, la liste des discriminations est longue et demeure malheureusement cautionnée par une certaine lecture de l’islam…
C’est donc en relisant les textes scripturaires et en réévaluant toutes les données historiques que des femmes -et des hommes aussi- se sont aperçues que rien en effet ne peut justifier cette situation de subordination de la femme infligée à tort au message de l’islam. Par contre, l’on s’est aperçu que la majorité des lectures de l’islam ne sont ni des manifestations de la volonté divine, ni même celles d’un système social complètement défini, mais plutôt des constructions humaines qui sont devenues avec le temps les socles d’une pensée islamique complètement assiégée…
Le problème essentiel réside dans une exégèse sclérosée, puisque compilée il y a des siècles et qui, concernant la femme, précisément, a été le plus souvent d’un littéralisme affligeant. Alors que le texte lui-même présente des latitudes extrêmement importantes pour que chaque réalité sociale puisse s’y adapter, des générations de savants, vont les unes après les autres s’enfermer toujours un peu plus par souci de « fidélité » à leurs prédécesseurs considérés comme « Infaillibles », dans des lectures immuables et caduques.
Devant ce décalage majeur entre l’esprit du texte et les lectures interprétatives qui en ont été faites et partant de leurs convictions et de leurs cadres référentiels, des croyantes -et des croyants- vont focaliser leur énergie sur les interprétations coraniques…
Elles vont par ce biais tout d’abord remettre en question la sujétion masculine dans ce domaine et questionner l’assertion, selon laquelle, seuls les hommes auraient l’autorité d’interpréter ce que Dieu a énoncé dans Son Livre ? Durant toute l’histoire de l’islam comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu une seule exégèse faite par une femme érudite musulmane ? Et au nom de quel principe islamique on supposerait qu’elle n’y ait pas droit ?
En prospectant dans ce vaste patrimoine elles vont aussi invalider certaines théories et prétentions assimilées dans la jurisprudence islamique, dont les plus saillantes sont : « Les femmes ont été créées à partir des hommes et pour les hommes » ; « Les femmes sont inférieures aux hommes » ; « Les hommes sont les gardiens et les protecteurs des femmes »…
De nombreux postulats longtemps considérés comme « islamiques » vont être complètement revisités: D’abord celui de l’expérience féminine qui, quoique valorisée par le texte coranique, est passée sous silence, et les différents profils de femmes tels que présentés par le message seront dilués, atténués, voire des fois discrédités par l’interprétation classique qui ne retiendra que l’expérience masculine. L’exégèse traditionnelle a imposé l’expérience masculine comme étant la Norme et a codifié des stéréotypes sans fondement religieux vis à vis des femmes.
Harmonie originelle
L’exemple de la création est édifiant: alors que la création de l’être humain est illustré dans le Coran selon une vision neutre qui transcende le genre, reflétant un message d’harmonie originelle, l’exégèse traditionnelle va stigmatiser l’image de la première femme Eve en pérennisant le mythe existant déjà dans les anciennes interprétations monothéistes, de l’infériorité de la femme et de l’éternelle tentatrice, qui faut-il le rappeler, est totalement absent dans la tradition islamique.
Alors que le texte sacré célèbre des modèles de femmes intelligentes, de souveraines éclairées, de résistantes, de savantes, de pasionarias, de saintes, de femmes prophètes, véritables médiatrices de la foi… les interprétations classiques vont ignorer royalement cet état de fait et confiner les femmes dans des rôles secondaires voire complètement insignifiants…
Dans le Coran on retrouve, concernant les femmes, des directives réellement révolutionnaires pour l’époque : puisqu’il était question de participation politique, d’exil politique, de contribution sociale, de revendications de droits, de liberté d’expression : En parlant de liberté d’expression il est malheureux de constater que les mariages forcés restent l’apanage des sociétés musulmanes, alors que la tradition religieuse est claire à ce sujet et qu’un mariage de contrainte ne peut être valide… C’est aussi le cas des crimes d’honneur et de l’excision qui restent des concepts imputés à tort à l’islam, et qui sont des coutumes ancestrales que la révélation coranique a catégoriquement réprouvé.
Le discours sur la femme tel qu’il fut formulé il y a 1400 ans était donc résolument plus émancipateur et même opposé à celui que l’on propose aujourd’hui aux femmes musulmanes qui, lui, reste focalisé autour de concepts moralisateurs abstraits et surtout très infantilisants… L’essentiel du discours islamique actuel sur la femme se résume en effet à sa place au foyer, à sa soumission totale à l’époux, à la manière la plus appropriée de se vêtir… On réduit l’essentiel du message spirituel à un code vestimentaire et à des discours perpétuels sur les dangers de la tentation féminine et sur des thèmes focalisés à outrance sur le corps de la femme. C’est donc à partir de ces déductions humaines très éloignées de l’objectif d’égalité et de justice du Coran qu’une relecture des textes à partir d’une perspective féminine revêt toute son importance…
Des voix sont en train de s’élever contre ce type d’interprétations et apportent dès lors un regard enrichissant sur l’approche du texte et en particulier sur l’expérience des femmes dont la référence doit être aussi normative que celle des hommes.
Cette relecture a pour principal objectif de créer une véritable dynamique de libération de la femme de l’intérieur du monde musulman… Une lecture de libération dans le sens d’une revalorisation du statut de la femme… Une lecture qui permettra aussi de développer une véritable autonomie et une authentique identité féminine musulmane avec ses droits et ses responsabilités à part entière.
Il va s’en dire que ce mouvement encore minoritaire au sein du monde musulman est en train de prendre forme à l’intérieur de tout le discours rénovateur qui tente de réformer une pensée religieuse, très appauvrie et presque entièrement réduit à sa seule tendance moralisatrice. Des femmes qui au nom de leur foi tentent de déconstruire le monopole exclusivement masculin du religieux et par delà de redessiner de nouveaux espaces où le débat religieux critique peut évoluer sans toutefois perdre son âme.
Peut-on dès lors parler d’un véritable mouvement de revendication féministe comme il est actuellement admis en Occident ? A vrai dire il est difficile de trancher tant les stratégies utilisées de part et d’autre et les modèles proposés restent étroitement liés au contexte sociopolitique qui les a reproduit.
Il y a d’abord, au sein du monde musulman, une grande réticence quant à la dénomination du mouvement en tant que féminisme à proprement dit, et ce, du fait de l’occidentalisation du terme lui-même, qui reste profondément lié à l’expérience coloniale…
On peut cependant avancer l’idée que, comme il existe des tendances au sein du mouvement féministe occidental, qui est lui-même reste pluriel, il existe au sein des pays musulmans ce que l’on peut appeler, en dépassant le conflit terminologique, « des féminismes musulmans ».
Relecture des sources
Le mouvement qui nous intéresse ici plus particulièrement, à savoir celui qui prône cette relecture des sources et par delà une libération de la femme de l’intérieur de l’islam, peut parfaitement s’inscrire dans la perspective des mouvements féministes occidentaux, puisque son combat rejoint dans le fond celui de la définition même du mouvement féministe, à savoir la lutte contre les différents types de subordination des femmes…
Les similitudes restent plus importantes que les divergences, puisque en général, et même si le mouvement féministe occidental est lui aussi traversé par différents courants de pensée, l’essentiel des revendications porte sur l’égalité hommes-femmes, au niveau social, politique et juridique. Les divergences vont sûrement concerner les causes de la subordination qui d’un contexte à l’autre peuvent varier et aux stratégies de changement qui évoluent selon des registres différents.
Mais là n’est pas le problème, chaque courant, à sa façon, va chercher à comprendre pourquoi et comment les femmes occupent une position subordonnée dans la société… Aucun courant ne doit avoir la prétention d’être le meilleur ou en soi être un modèle définitif, et c’est là qu’avant de terminer je voudrais insister sur deux points qui à mon humble avis peuvent être l’une des causes de divergence les plus importantes…
D’abord questionner l’allégation qui prétend que le féminisme est avant tout un mouvement qui dès l’origine s’est révolté contre le modèle de patriarcat essentiellement représenté par les religions, et que par conséquent le féminisme islamique est antinomique en soi, puisque l’islam est supposé être la religion qui opprime les femmes par excellence. On pourra se poser dans le même ordre d’idée la question suivante : le féminisme doit-il être nécessairement anti-religieux ?
Le mouvement féministe à l’échelle mondiale est comme on l’a déjà mentionné, pluriel, puisqu’il va de la tendance libérale égalitaire à celle de tradition marxiste en passant par celle de la théologie de libération et celles des femmes juives et chrétiennes qui revendiquent une relecture des textes et dénoncent la hiérarchie des institutions religieuses. Alors pourquoi exclure celles qui à partir de leurs propres références, à savoir celles de l’islam, veulent inscrirent leur histoire dans un féminisme véritablement universel qui lui même est sensé se nourrir d’histoires différentes ? La lutte féministe en Occident a-t-elle jamais été fermée au combat légitime des femmes chrétiennes par exemple ?
Pourquoi devrait-il y avoir deux poids, deux mesures à chaque fois qu’il s’agit d’islam ? Car si ce sont les valeurs de justice et d’équité qui priment au sein du mouvement féministe il ne devrait justement pas y avoir d’apriorismes puisque le principe à respecter est avant tout celui de la liberté de choix et du droit de choisir pour toutes…
Le dernier point à soulever et qui va dans le même sens, est celui d’un discours féministe qui se revendique universaliste, qui agit sur le mode exclusif et qui essentialise la situation de la femme musulmane afin de bien maintenir sa position de suprématie idéologique… C’est ce qu’a dénommé Christine Delphy, et ce, à juste titre, l’imbrication des oppressions sexistes et racistes dans le discours d’une certaine mouvance féministe. Cette mouvance considère dans ses études de recherche la femme musulmane comme étant l’Autre, avec la classique terminologie d’opprimée, d’inférieure, de femme traditionnelle, voilée…
Un discours donc de type « orientaliste » qui « catégorise » définitivement la femme musulmane dans sa grille de « soumise éternelle », et qui par conséquent ne saurait s’inscrire dans le modèle universel de la femme occidentale libérée. Cette altérité semble être le moteur d’une vision qui se revendique universaliste et qui utilise un langage de domination paternaliste qui a du mal à rompre avec sa vocation colonialiste de mission civilisatrice : « On ne veut pas libérer la femme musulmane pour la libérer, mais plutôt pour faire valoir la libération occidentale et maintenir ce rapport de force qui permet de toujours mieux dominer l’autre ».
Il ne s’agit pas ici de diaboliser l’ensemble du discours féministe occidental, mais la critique est dirigée à un certain courant de pensée qui réduit et entrave les tentatives d’alliance et les bonnes volontés de part et d’autre seules à même de dépasser les oppositions binaires à partir desquelles se nourrissent les idéologies extrémistes…Car entre le discours d’un Occident qui veut imposer un modèle définitif, et un monde musulman qui y répond en se repliant dans une posture d’identité contestataire, il faudrait trouver des voies alternatives qui peuvent transcender ces deux stratégies identitaires suicidaires.
C’est là à mon humble avis le véritable défi à relever de nos sociétés, et concernant les luttes féminines l’enjeu est de taille puisque c’est l’ensemble du féminisme et de ses engagements qui seront à l’épreuve de l’Universel… Dépasser les modèles jamais définitivement construits pour discuter des principes et des valeurs qui nous unissent. C’est là un vaste champ de travail qui reste à amorcer.
La quête du sens, la participation et l’engagement égalitaire, le combat contre toutes les formes d’oppression, des violences conjugales à la marchandisation du corps de la femme… Combien de principes sur lesquels on peut travailler et converger à défaut d’être entièrement d’accord sur la manière de le faire. Reconnaître et respecter la diversité des stratégies de libération pour construire de véritables alliances… Se réapproprier un universel commun qui n’est lui finalement qu’une addition des diversités humaines, pour construire un vivre ensemble qui chaque jour apparaît plus fragile à concevoir et à vivre… Cela ne pourra se faire, que si de part et d’autre et tous ensemble on se laisse enfin guider par nos valeurs communes et non plus par nos peurs respectives…
Asma Lamrabet
Montréal, le 20 Avril 2006
Conférence organisée par Présence Musulmane Canada et l’Université de Montréal.
Asma Lamrabet est médecin hématologiste à l’hôpital d’enfants de Rabat au Maroc et intellectuelle musulmane engagée dans la réflexion sur la problématique de la femme en islam. Auteur de deux livres : »Musulmane tout simplement» et de »Aicha, épouse du prophète où l’Islam au féminin», aux éditions Tawhid, Auteur d’un troisième ouvrage en cours d’édition : »Le Coran et les Femmes : Une lecture de libération» aux Editions Tawhid ; Lyon.