«Je désire saluer respectueusement les coparticipants très distingués de cette rencontre, et aussi féliciter les organisateurs pour le choix heureux du thème a développer au cours de cette premiere séance de travail. Un thème plein d’interrogations et donc d’autant plus attachant.
La dignité humaine trouve-t-elle ses racines dans la religion? Ou c’est au contraire le besoin de recherche de sa dignité qui pousse l’homme à se rapprocher de la religion? Qui sont ceux qui se sentent menacés par le sectarisme et par le fondamentalisme? qu’entendons-nous par sectaire et par fondamentaliste? De nombreuses questions de ce type ont amené au cours de ces dernières années à modifier les présupposés idéologiques sur lesquels s’appuient les recherches relatives aux sciences du comportement humain. Il a fallu donner une réponse effective a ce qui est evident: l’existence d’un certain nombre de societés sur notre planete, des societes multiraciales, multiethniques et multiculturelles, qui rendent imminents ces changements.
D’autre part, les evenements qui se sont rapidement succedé au cours de ces derniers temps ont deplacé toutes ces interrogations, qui sont sorties des cercles intellectuels dans lesquels elles étaient confinées pour descendre dans l’arène large de l’opinion publique. Et, de ce fait, la communauté politique internationale a été obligée d’adopter une position allant dans ce meme sens.
L’histoire des mentalités, une branche relativement moderne de l’histoire, a montré que l’un des mythes principaux de la modernité en occident est l’idée d’oposition entre religion-superstition-révélation et logique-science-rationalisme. Cet antagonisme scinde le processus de la culture occidentale en un «jadis et maintenant», en un «eux et nous» se posant comme autant de premisses qui n’admettent pas d’être remises en question.
Selon ce mythe, le monde est devenu quelque chose d’objectivement bon il y a trois siècles, quand les penseurs éclairés commencèrent a établir ce qui était authentiquement valable, et ce sur la seule base de la raison. Autrement dit, nous considérons comme bon «le notre», le produit uniquement de «notre» raison, cautionnée par le mouvement éclairé, même si ses origines sont quelque peu estompées. Et c’est là que réside à mon avis le vrai sectarisme, le sectarisme que pratiquent les personnes, et aussi les cultures, qui pensent être en possession de la verité absolue; et parfois meme en dépit du fait qu’elles font partie de la communauté scientifique internationale.
Principes fondamentaux
Le fondamentalisme peut être cette attitude qui consiste à s’accrocher à des principes fondamentaux issus d’une culture donnée, mais imposés à d’autres cultures en tant que principes optimaux, sans même se donner la peine de les analyser ni de les mettre en question. De telles pratiques sont susceptibles de se retourner contre leurs propres créateurs dès le moment même que ceux-ci sont en mesure de craindre que «leur verité» risque d’être mise en question. Mais il nous est donné de constater aujourd’hui que les évènements mondiaux ont des retentissements en chaine et qu’ils affectent de la même façon au niveau idéologique et philosophique, une multitude de sujets de toutes latitudes.
Ces évènements, entrainés en règle générale par des facteurs économiques et, dernièrement, nationalistes, sont en train de bouleverser les fondements jusque là inamovibles de la civilisation occidentale. Les citoyens du monde sont concernés, à court ou à long terme, par tout mouvement idéologique, philosophique ou économique pouvant voir le jour en n’importe quel point de la planète.
C’est ainsi qu’arrive à son terme d’une manière traumatique l’hégémonie d’une civilisation originelle qui croyait être superieure à toutes les autres civilisations. Comme l’a ecrit Jean-Baptiste Duroselle:
«… quand on me dit que l’Europe est le pays du droit, je songe à l’arbitraire; qu’elle est le pays de la dignité humaine, je pense au racisme; qu’elle est celui de la raison, je pense à la rêverie romantique. Et je trouve la justice en Pennsylvanie, la dignite humaine chez les nationalistes arabes, la raison partout dans l’univers».
S’il est vrai, comme le dit Descartes, que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée.» C’est le rationalisme critique qui a tout remis en question, y compris les valeurs piliers de l’homme, telles que la religion. La négation étant acceptée, on nie toutes les idées, tous les systèmes et même toutes les divinites».
Ce negativisme s’est travesti en ironie, en contestation et aussi en revolte. Comme l’a dit Edgar Morin: «le desir faustien de connaissance absolue fait surgir ‘l’esprit qui nie toujours’: méphistopheles.» mais le resultat ne s’est pas fait attendre longtemps: sous l’image de la haute dignité imposée par la raison, l’homme n’a plus été en mesure de répondre à toutes les questions que lui posait son esprit.
Le sentiment de vide a commencé a être endémique chez l’homme moderne et la méthode mise en oeuvre pour pallier cette défaillance a été uniquement la recherche du bien- etre materiel.
Développement moderne et institutionnel
L’Europe, continent pionnier en matière de développement moderne et institutionnel, est aujourd’hui en mesure de constater que ni la simple allusion aux droits de l’homme, ni la mise en place d’une économie de marché et même ni le mécanisme de la politique ont été suffisants pour faire naitre au sein de la famille humaine un lien d’intégration et de solidarité, et même d’identité. De par un droit qui lui est propre et historique, l’Europe porte sur son dos l’initiative du changement mondial.
Et c’est pourquoi elle se doit d’anticiper dans le temps et de rechercher l’identité culturelle sur la base d’un pluralisme sans exclusions, mais aussi sans donner une quelconque priorité a telle ou telle croyance, religieuse ou philosophique. L’Europe doit accepter ce qui est différent et éviter d’assimiler quoi que ce soit en tant que specifiquement «sien», car seule l’acceptation de cet universalisme anti-exclusion se pose de plus en plus comme la base essentielle de la dignité humaine.
Tout homme sera ainsi en mesure de se retourner librement du coté de sa propre croyance, quelle qu’elle fut, sans avoir à craindre la condamnation d’une nouvelle inquisition, sans se sentir discriminé par les sociétés futures.
Propos tenus par Cherif Abderrahman Jah à l’occasion d’un colloque organisé par l’ISESCO en 2001.