Élocution prononcée lors du Colloque international sur les civilisations et les cultures humaines : Du dialogue à l’alliance, par Cherif Abderrahman Jah, Tunis 2006.
Mesdames et Messieurs, Messieurs les délégués des divers pays islamiques de l’ISESCO, chers amis congressistes. Tout d’abord, permettez-moi de vous exprimer toute ma reconnaissance pour avoir pris l’initiative d’organiser cet important évènement intitulé “Colloque international sur les civilisations et les cultures humaines: du dialogue à l´alliance”, et de m’avoir invité à y participer en tant que Président de la Fundación de Cultura Islámica (Fondation de la Culture islamique), qui est une ONG espagnole à caractère culturel.
Etant donné les circonstances sociales, culturelles et politiques actuelles que connaît notre planète, nous ne pouvons pas nous permettre de négliger les expériences ou les idées, quelles qu’elles soient, susceptibles d’améliorer la situation.
Au cours de notre expérience en tant que Fondation, nous avons toujours cherché à ouvrir des voies de dialogue entre la société musulmane et la société occidentale. Pour ce faire, nous portons à la connaissance du monde occidental, par le biais de multiples activités culturelles, l’essence même de la culture et la civilisation islamiques, afin de montrer les éléments qui nous unissent et de contrecarrer les visions stéréotypées de ce qui nous sépare.
Actuellement, une grande partie de nos efforts porte sur l’éducation, car nous estimons que la formation de nos jeunes constitue une garantie en vue d’un avenir plus ouvert au dialogue et plus respectueux.
Pour cette raison, la Fondation de la Culture Islamique a entrepris divers projets pédagogiques et de formation d’enseignants. Par manque de temps, je ne puis vous en communiquer le contenu ici mais les résultats ont déjà démontré l’intérêt que la culture islamique suscite au sein de la société espagnole.
Colloque international
Dans un autre ordre d’idées, en 1991, nous avons organisé à Paris, au siège de l’UNESCO, un Colloque international intitulé Contribution de la civilisation islamique à la culture européenne, en collaboration avec la Comission de la Culture et de l’Education de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe.
Comme son nom l’indique, ce colloque a été le premier projet institutionnel à niveau euro-islamique, pour parvenir à une entente, et donc à un dialogue, entre le monde de civilisation islamique et celui de civilisation européenne. Ce fut, en quelque sorte, un précédent de cet ambitieux projet de l’Alliance des Civilisations soutenu aujourd’hui par l’ONU et promu par notre Président, Monsieur Rodríguez Zapatero, et par le Gouvernement turc.
Lors de ce Colloque sur la contribution de la civilisation islamique à la culture européenne, fut approuvée la Recommandation 1162 (1991) de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe ; Recommandation qui, comme toutes celles émises par cet Organisme, n’est pas contraignante mais jette les bases universelles en vue d’une compréhension mutuelle permettant de déboucher sur un dialogue entre les deux parties.
Dans l’Exposé des Motifs, il faut signaler, entre autres, les paragraphes 6, 7, 8, 9 et 10, ayant un caractère précurseur, étant donné que ce texte date d’il y a déjà 15 ans.
Je cite:
- 6. L´Islam a souffert et continue de souffrir de l´image déformée que l´on en donne à travers, par exemple, des stéréotypes hostiles ou orientaux, et les Européens sont peu conscients tant de la valeur de sa contribution passée que du rôle positif qu´il peut jouer aujourd´hui dans notre société. Les erreurs historiques, l´approche sélective adoptée par l´enseignement, et la présentation simpliste qu’est celle des médias sont responsables de cette situation.
- 7. Cette déformation de la réalité, à laquelle beaucoup de musulmans contemporains ont eux-mêmes contribué par leur manque d´analyse critique ou par leur intolérance, a pour principale conséquence de donner trop souvent aux Européens l´impression que l´Islam est incompatible avec les principes sur lesquels se fondent la société européenne moderne (essentiellement laïque et démocratique) et l´éthique européenne (droits de l´homme et liberté d´expression).
- 8. Alors que cette incompatibilité, par exemple entre le fondamentalisme islamique et les principes culturels et moraux que défend le Conseil de l´Europe, est certes réelle, comme en témoignent la condition de la femme et le respect de la liberté d´expression, elle ne caractérise cependant pas l´Islam dans sa globalité. Il faut bien admettre que l´intolérance et la méfiance existent malheureusement des deux côtés, l´islamique et le non- islamique.
- 9. L´Assemblée est consciente de cette situation, de la nécessité de mieux connaître le passé pour mieux comprendre le présent et préparer l´avenir et de la précieuse contribution que les valeurs islamiques peuvent apporter à la qualité de la vie en renouvelant l´approche globale européenne dans les domaines culturel, économique, scientifique, et social.”
- 10. En outre, une plus grande attention doit être accordée à la coopération avec le monde islamique […] Une coopération plus étendue devrait être engagée dans ce domaine avec des institutions et des organisations non gouvernementales telles que la Fondation de Culture islamique à Madrid et l´Institut du Monde arabe de Paris, et autres.”
Suite à ces réflexions fondamentales, d’une évidente actualité aujourd’hui, une série de mesures avait été proposée dans le domaine de l’éducation, de l’information, de la culture, des administrations et de la coopération multilatérale, pour que ce rapprochement entre l’Europe et le monde islamique, mentionné dans la Recommandation, devienne réalité.
Notre Fondation a, non seulement lancé pour la première fois dans les forums européens l’idée d’un dialogue- alliance euro- islamique, mais a, également, lutté avec fermeté, face aux réticences nombreuses provoquées, entre autres, par le terme “islamique”, pour que cette recommandation soit approuvée. Malheureusement, nous devons avouer que nous n’avons pas toujours été soutenus dans notre tâche et que nous avons dû travailler souvent en solitaire et même avec l’opposition de certains secteurs.
Il nous faut dire également que les propositions contenues dans la Recommandation 1162(1991) ne furent rien d’autre que de simples déclarations d’intentions qui ne furent jamais mises en pratique par les pays auxquels elles s’adressaient.
Rapprochement et alliance
Il est vrai que les organisations non gouvernementales, comme la Fondation que je préside, ne peuvent pas faire grand chose si leurs efforts, pour mettre en pratique ces mesures de rapprochement et d’alliance, ne sont pas renforcés par des actions concrètes des responsables gouvernementaux dans les différents pays.
Tous ceux qui, comme nous, se consacrent à la culture, à l’éducation et à la coopération, sont parfaitement conscients que, souvent, les “directives politiques du moment ” conditionnent nos résultats avec plus ou moins de succès.
Et même si l’un des objectifs de l’Alliance des Civilisations est de mobiliser la société, je voudrais croire que, aussi bien l’Assemblée générale de l’ONU que les gouvernements ayant accueilli favorablement cette proposition, ne laisseront pas passer l’opportunité offerte d’impliquer activement dans ce projet le véritable protagoniste, à savoir : la société civile.
En résumé, nous pourrions dire que les difficultés, visant à mettre en pratique ces mesures, sont dues à l’absence d’analyse de la part des partenaires de ces Alliances des causes suivantes:
1. La responsabilité politique acquise au cours de plusieurs siècles aussi bien en Occident qu’en Orient.
2. La réflexion portant sur l’exercice d’un pouvoir fondé sur une injustice sociale.
En d’autres mots, il s’agit d’accepter, à priori, que les divers courants de phénomène de rejet, entre les uns et les autres, y compris au sein de la population civile, ne sont pas le fruit d’une génération spontanée. Ils ne sont pas dus à une polémique entre les différentes croyances ou cultures, comme certains le prétendent de façon réductionniste, simpliste et dangereuse. Bien au contraire, ils sont le fait d’un manque de responsabilité politique, qui s’est traduit par le colonialisme depuis le XIXème siècle et par une politique qui n’avantageait que la puissance colonisatrice, pour satisfaire ses intérêts, bien loin des concepts de démocratie, de solidarité et de droits de la personne tellement revendiqués de nos jours.
D’autre part, les dirigeants du monde islamique, suite à la disparition de l’Empire ottoman, n’ont pas non plus cherché à impliquer la société dans une participation à son avenir, ni à manifester ses opinions, ou à élire ses représentants politiques lors d’élections directes par les urnes, comme le voudrait un processus de maturité sociale et sans modèles étrangers imposés. En bref, ils n’ont pas encouragé la société à apprendre et à pratiquer les concepts fondamentaux de toute démocratie qui, par contre, étaient déjà présents dans les premières années de l’Islam, faisant preuve d’un caractère égalitaire exemplaire, pionnier dans l’histoire de tous les gouvernements.
Richesse des valeurs
Naturellement, il ne s’agit pas de copier des institutions étrangères à l’idiosyncrasie musulmane, mais plutôt d’utiliser la grande richesse des valeurs implicites dans notre civilisation et qui pourraient offrir à la société civile du monde musulman une structure de base pour son développement.
Même si nous sommes tous d’accord sur le fait que le fanatisme conduisant à la violence ne peut jamais être justifié, nous devons être conscients que, si nous voulons affronter le problème du terrorisme, nous avons besoin de tenir compte et de comprendre les causes sous-jacentes de ce phénomène tragique, qui se traduit en une source de désespoir et de haine exploitée par les fanatiques et véritable bouillon de culture pour toutes sortes d’extrémismes.
Ce n’est qu’en analysant, sans peur et avec beaucoup de courage, les causes profondes de ces problèmes, que nous pouvons éviter aussi bien les discours stériles que les élucubrations sur Nous et les Autres.
Orient ou Occident? Multiculturalisme ou inter- culturalisme? Culture ou Civilisation? Voilà les grandes questions qui ne font toujours pas l’objet d’un consensus et qui, pour autant, nous ont accompagnées inutilement dans tous nos voyages vers un dialogue.
C’est la raison pour laquelle nous devons insister pour travailler, en toute simplicité et humilité, en nous basant sur des faits transcendants et concrets tout en évitant les entéléchies.
Tout bien réfléchi, la conclusion de cet exposé nous invite à tourner nos regards vers cette panacée de valeurs universelles qu’est l’Islam. Mais un Islam socialement juste, équilibré, proposant une coexistence entre les différentes religions et cultures tout en tirant le meilleur de chacune. Un Islam respectueux de la tradition et en même temps moderne, où la démocratie et une distribution équitable des richesses puissent trouver leur place ainsi que le développement économique, culturel et social à la hauteur des grandes puissances.
Un Islam où la femme occupe la place qu’elle eut tout au début, en tant qu’élément actif, primordial et irremplaçable de l’OUMMA.
En définitive, une société islamique qui prenne l’engagement de travailler de manière responsable, jour après jour, afin d’atteindre cet objectif dans un esprit positif et sincère.
Je suis convaincu que ce Projet, objet de notre débat aujourd’hui, va permettre de jeter les bases pour une coopération et une compréhension entre les générations futures. Mais avant, il nous faut être capables de porter l’alliance en nous-même, en tant qu’individus, en donnant l’exemple par nos actions et notre sens des responsabilités et de la vérité.
Telle est l’idée-force de notre Fondation, la pierre angulaire de tout dialogue entre les peuples et les cultures. Cette idée, nous l’avons déjà mise en oeuvre, avec beaucoup d’efforts, grâce à toutes nos activités développées pendant ces vingt années d’existence. Nous sommes certains, aujourd’hui plus que jamais, que ces efforts n’ont pas été vains.
Je vous remercie de votre attention.