Par Asma Lamrabet, Decembre 2015
Les tragiques évènements que notre monde connait dernièrement mettent à rude épreuve notre humanité. Et il faut bien avouer qu’en tant que musulmans nous le sommes doublement. En effet, il reste très difficile pour les musulmans – de foi ou de culture – de ne pas se sentir concernés et consternés plus que quiconque par ces actes odieux. Certes, ils sont perpétrés, au nom d’une idéologie qui est aux antipodes de l’éthique de l’islam, mais la revendication religieuse explicite de leurs auteurs reste très éprouvante pour la conscience de la majorité des musulmans.
Cependant, quand on tente d’analyser globalement ces évènements à l’aune des profondes mutations géopolitiques en cours, on s’aperçoit que le phénomène de radicalisation est le produit – entre autres – de quatre grandes impasses contemporaines :
1- Impasse du droit international et de ses conséquences funestes irréfutables sur le perpétuel échec de la question palestinienne, le chaos de la guerre de l’Irak et son corollaire syrien, devenu aujourd’hui un important bourbier du radicalisme international et un véritable « trou noir » de la géopolitique mondiale au Moyen Orient.
2- Impasse de l’ordre économique néolibéral, source de précarité socioéconomique et d’exclusion aussi bien au Nord qu’au Sud.
3- Impasse du processus démocratique de la majorité des régimes arabes – à l’exception du Maroc et de la Tunisie – avec recrudescence des tensions sectaires et de l’autoritarisme post révolution arabe.
4- Impasse de la pensée islamique et de la question de « la non réforme » du religieux.
La non réforme de la pensée islamique
Il est vrai que l’on ne peut réduire la question de la radicalisation à la seule dimension religieuse. Les causes sont multifactorielles, imbriquées et la question très complexe mais au-delà de toutes les autres dimensions présentes, il y a un point qui transcende toute ces questions et qui est symbolisé principalement par le rapport du monde musulman à son propre référentiel religieux, autrement dit à la lecture du religieux et à sa mise en pratique.
La Non réforme de la pensée islamique est l’une des données transversales essentielles dont il est impossible de ne pas tenir en compte dans la lutte contre la radicalisation, d’autant plus que dans la majorité des pays musulmans, le référentiel religieux est incontournable – aujourd’hui plus qu’hier – et que la réponse à des évènements locaux, régionaux ou géopolitiques se fait presque toujours à travers des discours politiques et un imaginaire culturel qui mobilisent continuellement la grille de lecture du religieux.
Face à cette instrumentalisation, de plus en plus dangereuse du religieux, il s’agit de convenir de l’urgence d’une autocritique et d’une réforme du religieux, qui à partir d’un travail interne à l’islam serait capable de déconstruire la lecture ultraviolente et pervertie des courants radicaux.
Or, aujourd’hui la grande problématique du monde musulman c’est ce refus presque structurel à toute lecture réformiste de la tradition islamique et l’absence d’un contre discours capable de contrecarrer les incohérences du discours religieux radical.
Discours radical
Même si la majorité des responsables religieux musulmans sont contre la violence, leur faible contestation, voire leur silence parfois, légitime de façon tacite, le discours radical qui a la capacité d’embrigader des jeunes désenchantés et avides de discours enflammés que seule la nébuleuse des prêcheurs radicaux d’internet est en mesure de leur offrir.
On constate depuis un certain temps maintenant, une imprégnation progressive de la tradition musulmane par la lecture radicale littéraliste qui a une pensée extrêmement polarisante du type « eux et nous » ou « mécréants et musulmans » et qui en filigrane normalise la haine de la société moderne en général et occidentale en particulier. Et même si le discours islamique majoritaire n’a pas d’implication directe dans les actes de violence, les savants traditionalistes ont néanmoins une part de responsabilité morale devant leur incapacité à élaborer un discours alternatif capable d’endiguer l’émergence croissante du discours radical.
Force est de constater aussi que la question du réformisme en Islam n’est pas nouvelle mais elle a toujours été reportée voire occultée par peur de perdre une identité fragilisée par les divers traumatismes coloniaux et postcoloniaux subis par un monde arabe qui n’en finit plus de se trouver des excuses pour ajourner toutes les réformes en attente.
Une conscience critique du fait religieux qui doit rester évidemment étroitement liée à l’exercice d’un véritable pouvoir démocratique avec ses espaces de liberté de pensée et d’expression.
Il reste évident que toutes les tentatives de réforme de la pensée et discours islamiques restent perçues et de façon récurrente à travers l’histoire du monde musulman, comme des innovations blâmables, tout simplement parce que réformer la lecture du religieux c’est aussi ouvrir la porte à une véritable théologie de libération qui serait périlleuse pour toutes les idéologies autoritaires. Mais qui serait tout autant dangereuse, disons le, pour un certain système politique occidental qui joue au gré de ses intérêts et de ses alliances avec les régimes les plus rétrogrades.
En effet, une relecture critique de l’histoire de l’islam, notamment de sa construction politique et sociale remettrait en cause un grand nombre de concepts normatifs aujourd’hui instrumentalisés et détournés par les extrémistes de tout bord.
Or, aujourd’hui il ne s’agit plus de se cacher la face derrière des discours réactionnels, apologétiques, voire « complotistes », qui en plus d’être contreproductifs, sont pourvoyeurs de frustrations identitaires qui mettent en péril le lien social. Il faudrait bien reconnaitre un jour ou l’autre que c’est à partir d’un discours islamique littéraliste puisé dans le corpus islamique traditionaliste sacralisé et qui refuse toute idée de renouveau que l’idéologie extrémiste puise sa force et sa matière première afin d’endoctriner avec un langage religieusement élaboré les plus vulnérables.
Il faut aussi le dire clairement le discours islamique aujourd’hui, qui est majoritairement diffusé à travers les chaines de télévision et internet, provient de l’idéologie littéraliste qui grâce aux grands moyens dont elle dispose, distille sa pensée, ses dogmes et son discours de haine et de violence symbolique à travers le monde à des milliers de personnes fragilisés par la perte de valeurs, l’injustice, le vide spirituel et l’inculture religieuse.
Quelles alternatives ?
Il s’agit aujourd’hui, devant la complexité de la problématique de radicalisation et à partir du discours religieux dans lequel s’inscrit ce même radicalisme, de développer une conscience globale de cette urgence de réforme. Une conscience critique du fait religieux qui doit rester évidemment étroitement liée à l’exercice d’un véritable pouvoir démocratique avec ses espaces de liberté de pensée et d’expression. L’islam étant un marqueur socioculturel incontournable, réformer l’approche religieuse, c’est réformer la société en profondeur et de ce fait constitue un enjeu démocratique de taille.
Il serait aussi important de rappeler aux musulmans que l’on ne doit pas réformer notre approche du religieux parce qu’on nous l’ordonne mais parce que notre propre réalité l’exige. Pour cela il faudrait s’atteler à déconstruire le discours radical par un discours réformiste, contextualisé et éthique de l’islam. Autrement dit, celui d’un islam résolument progressiste, qui met en avant les valeurs socles du message spirituel, telles que la libération humaine, l’égalité de tous les êtres humains, la liberté de conviction, les impératifs de justice, l’importance de la raison, de l’amour, de la paix universelle et du respect de l’Autre. Autrement dit, réinterpréter aujourd’hui le Texte et l’appréhender comme une éthique d’humanisme universelle comme le rappelle le Coran lui-même : « Nous ne t’avons envoyé que comme miséricorde et compassion (rahmatan) pour l’Univers » (Coran 21 ; 107).
C’est dans ce sens qu’il est donc urgent aujourd’hui de lutter contre l’esprit qui nourrit le radicalisme et qui veut absolument imposer le choc des civilisations. Or aujourd’hui s’il existe un choc c’est bien celui de la civilisation de l’exploitation et de la domination contre celle de la solidarité humaine. Et la solidarité humaine, au nom d’un islam humaniste, c’est notre seul rempart contre la déshumanisation créé par la logique du radicalisme et ce quelle que soit son origine…