Asma Lamrabet
Lors de mes quêtes de savoir religieux et de mes lectures sur l’histoire islamique, le personnage emblématique de Aicha, épouse du prophète Mohammed m’a souvent interpellé. Je percevais à travers ses dires, ses actes et ses interventions historiques, le profil d’une femme exceptionnelle, imprégnée d’une force inébranlable et d’un savoir impressionnant. Et ce, malgré le fait que, sa contribution, sa vie, son parcours, sont en général évoqués d’une manière très rébarbative et frileuse dans la majorité des ouvrages islamiques classiques.
Mais force est de reconnaître que malgré le fait que l’histoire islamique reste très réservée quant à l’apport des femmes musulmanes en général, il n’en reste pas moins que concernant Aicha, son empreinte a été tellement déterminante dans la tradition prophétique que son nom est resté indélébile dans la mémoire des sciences islamiques… Et c’est ainsi qu’en tentant une approche plus intime, ou autrement dit, une lecture plus proche de ma sensibilité de femme, j’ai découvert bien des facettes inavouées de ce personnage historique.
Mais ce qui m’a sans doute le plus réconforté en tant que femme moi-même, musulmane et pratiquante, c’est le fait que son modèle de parcours, soit d’une incroyable actualité! Effectivement après cette lecture de la vie de Aicha et avec du recul, je pourrais affirmer ici et sans trop prendre de risques qu’elle a personnifié un mouvement intellectuel féminin franchement avant-gardiste. Car Aicha n’a eu de cesse, tout au long de sa vie, de revendiquer des droits au nom de son humanité, de sa féminité et de sa spiritualité.
Ainsi, à l’heure ou une lecture traditionaliste et fermée de l’islam nous dépeint l’idéal de la femme musulmane, comme étant celui sans équivoque d’ une femme soumise, résignée, silencieuse et surtout aveuglément obéissante au mari, Aicha l’épouse préférée du prophète était avant tout une femme rebelle, au vrai sens du terme, dont la révolte se faisait toujours dans le souci d’une quête de justice… Ses incessants débats, ses commentaires critiques avec le prophète de l’islam lui-même et ses altercations notoires avec des grands savants ou gouvernants de l’époque, avec qui elle était en souvent désaccord, sont le témoignage inéluctable de sa forte personnalité et de son sens aigu de la perspicacité.
Alors qu’aujourd’hui l’on veut nous faire admettre que pour être plus musulman il faudrait être moins intelligent, l’histoire nous montre que Aicha n’a jamais cessé d’utiliser son intelligence pour s’imprégner du sens de la révélation coranique… A chaque révélation coranique elle était la première à questionner le prophète sur le comment et le pourquoi des versets. C’est pour cela qu’elle devint par la suite l’une des plus grandes interprètes du Coran, tout simplement parce qu’elle a fait preuve d’un usage permanent de la raison critique.
Que dire aussi d’un cursus comme le sien, celui d’une Alima, ou savante, qui a été à l’origine de la transmission mais aussi de l’élaboration de ce vaste patrimoine de la tradition prophétique ou Ahadiths, qui se transmet jusqu’à nos jours dans les plus grandes universités islamiques du monde. C’est en partie grâce à elle que cette deuxième source de législation en islam, qui est la Sunna, ou tradition du prophète, est entre nos mains aujourd’hui… Elle fut de l’avis de tous les savants, la plus grande savante du Hadith qu’a connu le monde musulman (plus de 2210 hadiths luis sont rapportés). Elle fut après la mort du prophète sa véritable héritière spirituelle… Sa demeure fut jusqu’à sa mort, un lieu de rencontre culturel, de débats et de savoir, elle y a enseigné à plusieurs générations de théologiens musulmans.
Sa participation et ses prises de position politiques sont simplement impressionnantes, aussi bien pour l’époque que pour qui connaît le statut socio-politique des femmes musulmanes d’aujourd’hui, et ce, malgré le fait que de nombreux commentateurs musulmans ont relégué cette contribution dans un recoin de l’histoire car une femme qui marque l’histoire par son savoir religieux c’est encore acceptable et cela peut passer…, mais une femme qui se mêle de politique c’est tout simplement une aberration. C’est même de l’ordre du tabou… Ors Aicha a durant toute sa vie participé aux affaires politiques de l’époque et son avis était toujours pris en considération. Plus que cela, elle personnifia la première révolte d’une femme contre un pouvoir politique en place.
C’est ce que rapporte l’histoire, lors de sa célèbre sortie sur un chameau, forte de sa notoriété spirituelle et politique, et entourée d’une armée d’hommes fidèles, contre l’Imam Ali gendre du prophète et Emir des croyants… Une bataille d’hommes ou elle a tenue à être présente afin de protester contre l’ordre politique établi et où elle incarna un véritable « leadership politique »… Mais l’histoire écrite par des hommes, que le féminin surtout quand il se revendique politique, dérange, ont immortalisé cet évènement tragique de l’histoire sous le nom banal de « bataille du chameau » (par référence au seul chameau présent à cette bataille, en l’occurrence le sien). Et ce, afin de ne pas garder en mémoire le nom d’une femme pour un évènement politique de cette envergure ! Terrible constat d’une histoire musulmane décidemment misogyne !
Aicha fut aussi connue pour avoir, à son époque, exercé la fonction de Mufti, ou jurisconsulte (celui qui émet des avis juridiques en religion ou fatawas). On notera en passant que le terme est au masculin, et malgré le fait que Aicha fut l’une des premières personnes à avoir exercé cette fonction, on ne connaîtra plus de femmes Muftis, du fait que l’accès à cette fonction leur a toujours été interdit, et ce jusqu’à aujourd’hui…
Il serait trop long de décrire ici toutes les contributions historiques de Aicha, mais l’on peut citer en résumé quelques unes comme sa grande maîtrise de la langue arabe et de ses subtilités dont elle avait une haute connaissance et nul ne semblait l’égaler en la matière… Elle était aussi connue pour son grand amour pour la poésie arabe. Sa contribution dans l’exégèse coranique était aussi considérable.
Emancipation
C’est donc devant toutes ces performances féminines que l’idée m’est venue de transmettre à travers ce modeste écrit ce souffle d’émancipation de la première heure ; je dis bien Emancipation, car avec un parcours comme celui de Aicha : traditionnaire hors paire, juge, politicienne, érudite, exégète, enseignante, poétesse… il s’agit bien là d’une femme émancipée au sens le plus profond du terme.
Et si l’on devait comparer ce degré d’émancipation à l’aube de notre modernité, il serait approprié de décrire Aicha comme une femme émancipée même si elle a vécu il y a 14 siècles… Que signifie au juste ce terme tellement utilisé aujourd’hui dans le jargon féministe ? Si il signifie avant tout la capacité des femmes à parler pour elles mêmes, la capacité des femmes à investir les domaines intellectuels et politiques, eh bien l’on peut avancer sans risque que Aicha était bien une femme émancipée.
Le constat évident de l’incarnation d’une femme émancipée à l’aube de l’islam ne peut être que très troublant pour qui contemple le paysage musulman d’aujourd’hui… Car c’est bien tout le contraire, ou tout l’opposé de l’image réelle ou imaginée que l’on nous propose actuellement de la femme en islam et ce aussi bien en Occident qu’en terre d’islam ! Une femme qui détient tous les records de l’oppression universelle, une femme victime de tous les maux : analphabétisme, injustice, ignorance… Bref, une femme opprimée par l’homme musulman ou arabe par les intransigeantes lois de la redoutable Charia islamique, par des lois tribales et surtout par un Islam totalitaire, machiste et tyrannique.
Alors comment expliquer qu’il y a 14 siècles au tout début de l’histoire de l’islam des femmes comme Aicha étaient au devant de la scène, et contrairement à ce que l’on prétend ces femmes n’illustraient pas l’exception mais elles étaient plutôt la norme !
Des femmes qui ont vécu l’avènement de l’islam comme une libération ! Par quel travers d’esprit, l’islam est-il devenu de nos jours une religion qui brime la femme et qui détient la palme d’or si ce n’est le monopole de la soumission des femmes et de leur aliénation ?
Je crois qu’il faudrait ici se mettre d’accord sur un point à mon humble avis très important : parmi toutes les critiques faites inlassablement à l’islam et aux musulmans, celle concernant le statut de la femme, malgré sa médiatisation forcenée et parfois son instrumentalisation malhonnête, s’avère être la plus juste, la plus vraie et la plus sensée ! Le constat de la situation de la femme en terre d’islam est réellement accablant mais il est aussi tout important de différencier entre le fait culturel et l’essence d’une religion, entre un message spirituel est ses diverses interprétations…
Car le vrai problème qui se pose ce n’est pas tant le Coran en lui-même mais ce que l’on a fait de ce Coran à travers des siècles et des siècles de lecture et d’interprétations sexistes envers la femme. Une interprétation rigoriste et complètement fermée du religieux qui a légitimé durant toute l’histoire musulmane volontairement ou non une véritable « culture de discrimination » à l’encontre des femmes…
Car il est facile de retrouver des arguments coraniques qui infériorisent la femme – comme d’ailleurs dans tout texte religieux que cela soit la Bible ou la Torah – quand on pratique une lecture littérale, statique et qui ne prend pas en compte la dynamique historique des époques de la révélation.
C’est ainsi que la femme musulmane se retrouvera « otage » malgré elle entre deux mondes de ses droits, si ce n’est tous ses droits et un monde extérieur non musulman ou elle est représentée comme le prototype par excellence de la femme opprimée condamnée sans merci à une représentation stéréotypée implacable ! Partant de cette logique on veut nous faire croire à nous musulmanes que plus d’islam c’est plus d’aliénation, et donc moins de libertés et qu’au fond il n’y aurait aujourd’hui que deux choix possibles :
Primo : que le seul modèle de libération féminine possible est celui qui se doit d’évacuer toute référence du religieux et d’imposer par là un seul modèle d’émancipation sous entendu de type occidental et à ambition universaliste, ou bien d’accepter sans réserve tout ce qu’un fiqh, ou jurisprudence islamique, a légiféré au nom d’une lecture rétrograde de la femme avec moins de droits et plus de discriminations au nom du sacré !
La troisième voie
Alors que choisir ? Un vrai dilemme pour beaucoup de femmes musulmanes ! Même si certaines d’entre elles ont choisi… Celles qui ont fait le choix en connaissance de cause de se libérer de toute référence religieuse, et celles qui ont préféré fermer les yeux sur le déni de justice et d’équité dont elles sont les victimes au nom du religieux !
Restent celles qui –croyez moi sont encore peu nombreuses- revendiquent le fait d’être des musulmanes pratiquantes tout en restant critiques, aussi bien par rapport à une certaine perception de l’islam imposée, que envers un occident qui veut leur imposer un modèle unique de libération ! Je ne vous cacherais pas ma profonde adhésion à cette troisième voie, encore minoritaire, mais qui fait doucement mais sûrement son chemin. Celle d’un engagement pour la lutte des droits de la femme de l’intérieur de l’islam en tant que religion, mode de vie spirituel, et selon une vision globale et contemporaine.
Alors de quoi s’agit-il en gros ? Il s’agit en fait d’une dynamique qui propose une nouvelle lecture des textes religieux à partir d’une perspective féminine c’est que l’on a appelé aussi « la nouvelle lecture féminine de l’islam »… Un mouvement pro féminin – parmi lequel il y a des hommes aussi- encore assez dispersé, pas très bien organisé, encore à l’état embryonnaire mais qui travaille dans la perspective d’une véritable « REAPROPRIATION FEMININE DU DEBAT RELIGIEUX » car conscients que seule une interprétation correcte des textes peut garantir la liberté et l’épanouissement de la femme musulmane. Des voix se lèvent aussi bien parmi les musulmanes d’occident qu’en terre d’islam pour revendiquer une relecture de fond des textes afin de réviser les nombreuses injustices commises au nom de l’islam envers les femmes. Certains parleront de féminisme islamique…
A vrai dire le terme fait encore peur, surtout pour ceux qui y voient habitués à la logique de confrontation entre les sexes… Elle n’a pas lieu d’être dans ce courant, car si le combat est le même en terme de revendications des droits, il n’en reste pas moins que la perspective qui le sous tend est celle d’une morale religieuse revendiquée.
Cette nouvelle lecture féminine de l’islam est porteuse de tous les espoirs, et ce aussi bien pour l’islam et les musulmans, que pour le « vivre ensemble » de l’humanité entière… Ceci rentre dans le cadre du grand travail de réforme qui attend les musulmans. Ces derniers doivent impérativement sortir de leur torpeur intellectuelle et faire un véritable travail d’autocritique, malgré les nombreuses agressions culturelles, économiques et civilisationnelles, auxquels ils sont soumis… Car il faudrait savoir admettre que si l’image de l’islam et des musulmans est aujourd’hui négative et fait peur, c’est en grande partie à cause des musulmans eux-mêmes. La nouvelle lecture est aussi porteuse d’espérances dans le dialogue interculturel, car la méconnaissance de l’islam avec l’image véhiculée en occident d’un islam opprimant les femmes ne facilite ni le dialogue ni la reconnaissance d’une identité plurielle… Et en parlant d’identité plurielle celle-ci ne peut être effective que dans la reconnaissance mutuelle.
La fracture occident- islam qui semble chaque jour se matérialiser un peu plus, peut être réhabilitée si de part et d’autres l’on fait l’effort de se « décentrer » en d’autres termes de se reconnaître en l’autre dans son humanité. Les musulmans doivent revoir leur approche du monde occidental et reconnaître sa diversité et son apport certain à la modernité et à la civilisation humaine… Et l’Occident doit dans la même logique se départir de son arrogance culturelle et se libérer de certaines tendances qui font dans le discours paternaliste voire des fois franchement colonialiste !
Car il ne s’agit pas uniquement de tolérer ou de respecter mais plutôt de parler d’égal à égal ! Et pour terminer sur une note féminine dans ce dialogue intercivilisationnel, la question de la femme ne doit pas être utilisée comme argumentaire à double tranchant pour justifier une certaine logique d’imposition des valeurs occidentales supposées être les seules porteuses de la véritable émancipation.
La femme musulmane a le droit de choisir ses propres voies pour s’émanciper… La référence occidentale ne doit pas stipuler une référence universaliste. Car l’universalité de cette humanité réside justement dans la diversité humaine porteuse de toutes les richesses.
C’est dans ce sens là que l’occident peut être d’un véritable enrichissement pour les sociétés islamiques, et plus précisément pour cette question de la femme en islam, en déconstruisant les peurs, les stéréotypes et les clichés réducteurs sur l’islam… Tous ces maux qui finalement s’enracinent dans l’ignorance mutuelle. Car il faudrait réapprendre à nous voir les uns et les autres non pas à travers le prisme de nos différences déformées mais plutôt à travers celui de nos similitudes humaines et spirituelles…Tout serait d’ailleurs tellement plus facile !
Asma Lamrabet